Us (Jordan Peele, 2019)

Réflexions de Maude Arsenault (étudiante au doctorat à l’UdeM et coordonnatrice du LABRRI), Roxane Archambault (UdeM), Isabelle Comtois (étudiante au doctorat, UdeM), Anthony Grégoire (étudiant au doctorat, UdeM) et Mathilde Gouin-Bonenfant (étudiante au doctorat, University of Cambridge).

Pour le mois d’octobre, nous avons écouté le film Us de Jordan Peele (2019). Nous avons décidé de nous intéresser au thème de l’altérité dans ce film. L’œuvre laisse place à une grande diversité d’analyses et d’interprétations. Le thème de l’altérité semble permettre de relier plusieurs éléments dont nous avons discuté : le lien et le non-lien, les inégalités sociales et raciales, les privilèges, le bien et le mal, l’unité et la diversité, ainsi de suite. C’est aussi un thème qui permet d’articuler plusieurs échelles d’analyse. Voici les réflexions de quelques un.e.s des membres du ciné-club suite à notre discussion.

Isabelle 

Le film US de Jordan Peele semble aux premiers abords s’inscrire dans la pure tradition des films d’horreur. Le réalisateur semble également rendre hommage à ce genre du 7e art en multipliant les références aux classiques américains des films d’horreur (The Strangers, The Happening, The Shining, Jaws, Carrie). Dans une entrevue réalisée par Brian Hiatt (2019) pour le compte du magazine Rolling Stones, Peele avoue s’être inspiré de l’épisode « The Mirror » de la série télévisée Twilight Zone (saison 3, épisode 6), dans lequel une femme rencontre son sosie dans un terminal d’autobus et devient rapidement convaincue que son double veut prendre sa place. Les fans des films de science-fiction verront également une analogie au film Them ! (1954) dans lequel un nid de fourmis géantes irradiées menace les Américains depuis des tunnels sous le Nouveau-Mexique. Ces allusions cinématographiques auraient pu transformer le film en caricature pathétique, n’eut été leur maniement quasi chirurgical par Peele pour servir ses intentions.

Les films d’horreur et de science-fiction constituent le terreau privilégié de la mise en scène de l’altérité. Comme le souligne Rudolf Arnheim (1972), psychologue de la perception et théoricien de l’art, les films d’horreur introduisent traditionnellement un récit d’un « Autre monstrueux », correspondant à une projection de la partie cachée de nous-mêmes. Les films d’horreur traduisent généralement nos peurs les plus profondes : la peur de l’inconnu (la mort), la crainte des autres (peur de l’étranger, de l’ennemi, du monstre, du différent), la peur de soi (désirs refoulés) ainsi que « la volonté d’écarter de soi l’irréductible altérité qui habite tous les êtres humains » (Marzaro, 2009 : 18). Observant une certaine similarité avec le concept du « familier inquiétant » (Unheimliche) de Freud, les films d’horreur nous permettent en quelque sorte d’apprivoiser ce qui nous semble pourtant insoutenable; cet « Autre » qui est ce « Nous » qui nous semble à la fois si étrange(r) et si familier. À titre d’exemple, les « Tethers » (les reliés, i.e.celles et ceux d’en bas) qui attisaient notre peur et notre hostilité au début du film finissent par attirer notre sympathie à mesure que nous en apprenons davantage sur eux.

Or, cette même observation permet d’introduire une deuxième interprétation du film. N’eut été du fait que les Tethers sont les malheureuses victimes d’une expérience gouvernementale, nous aurions pu les percevoir tels des jumeaux (et non les sosies) de celles et ceux qui ont le privilège de vivre en haut. La confusion des identités qu’entretient le réalisateur entre Adelaïde et Red en est la parfaite illustration. Peele inscrit ainsi son film dans une autre tradition des films d’horreur, plus engagée politiquement, qui est celle de jouer à la fois le miroir des principaux enjeux sociaux, économiques, politiques et culturels de la société et leur rôle de déclencheur de réflexions et de débats à leur sujet. Si Peele nous laisse croire dans la première partie du film à une « ième » déclinaison d’une invasion par des « Zombies », il joue habilement avec le scénario pour le transformer en film catastrophe prédisant l’autodestruction des États-Unis. En ce sens, le film soulève le paradoxe entre le mythe constitutif d’une « nation d’immigrants » et l’idéologie du « melting pot » et la tentative de refoulement (des Blancs) d’une histoire nationale qui s’est construite sur l’oppression et où perdurent encore aujourd’hui ces oppressions raciales, de genre et de classe. Si les Tethers sont de fait des Américains, comme le souligne Red/Adelaïde, ils sont considérés dans le film tels des citoyens de seconde zone, invisibles et inaudibles, et dont la reconnaissance sociale, économique et politique est inexistante. La scène où Red/Adelaïde s’empare de la place d’Adélaïde/Red par la strangulation (privant et donnant la parole à ce duo) illustre paradoxalement et simultanément les dynamiques d’oppression et d’émancipation du film. La montée en surface des Tethers s’inscrit également dans une démarche d’émancipation où cette frontière entre le Nous (ceux d’en haut) et Eux (ceux d’en bas) est contestée par ces derniers, à l’image du mouvement Black Lives Matters. Or, cette contestation s’étend non seulement aux individus, mais également à celle du territoire (celui d’en haut) et des règles qui dictent la cohabitation entre ceux d’en haut et d’en bas. Nous pouvons l’observer dans les scènes d’invasion de domicile où les Tethers tentent de s’emparer des vies de leur double. Ensuite, cette contestation s’exprime par la chaîne humaine des Tethers rappelant celle de « Hands Across America » qui nous laisse entrevoir la revendication du « territoire d’en haut ».

La plus grande force de ce film est de parvenir à nous ouvrir les yeux sur ce qu’on refuse souvent de voir et qui nous amène à réfléchir à la part du « monstre » qui reste en nous. Comme nous le rappelle Stephen King, écrivain américain et maître de l’horreur, « Monsters are real, and ghosts are real too. They live inside us, and sometimes, they win ». Et c’est peut-être là que réside toute l’horreur du film.

Mathilde

En discutant après le film, nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas tous.tes perçu l’altérité à la même échelle. Pour ma part, j’ai dès le début du film pensé qu’il s’agissait d’une métaphore sur les classes sociales – ou sur l’invisibilisation des marges. 

Lors de la rencontre entre les deux familles, dans le salon, il y a un effet de miroir. Les deux familles sont assises l’une en face de l’autre. La mère qui provient de ce que nous comprendrons être le souterrain, Red, raconte comment elle a vécu une vie parallèle à celle “du haut”, Adelaide. Elle se réfère à elle-même comme l’ombre (shadow) de Adelaide. Si Adelaide a rencontré un “prince”, Gabriel, dont elle est tombée amoureuse, Red a rencontré son “tether”, Abraham, et “ça n’avait pas d’importance si elle l’aimait ou pas”. Quand le premier enfant de Adelaide, “a beautiful little girl”, est né, Red a donné naissance à un monstre. Quand Adelaide a eu une césarienne pour son deuxième enfant, Red a dû le faire par elle-même. Ce récit, qui met en scène les mêmes étapes de vie, met l’accent sur la différence entre les expériences vécues, les unes dans le bonheur et les autres dans la douleur. Cela nous renvoie à l’universalité et la particularité des expériences, ici conditionnées par le groupe.

Quand Gabe demande “who are you people?” Red répond : “We are americans”. Cette réponse m’a ramené à l’échelle groupale. Je l’ai interprétée ainsi : “nous sommes américain.e.s, comme vous l’êtes, mais nous étions invisibles jusqu’à présent, et maintenant nous sommes in your face and haunting you”. Le “punch” final, qui révèle que lors de la première rencontre entre les deux filles, celle du dessus à remplacer celle du dessous, ramène à l’idée que les conditions socio-économiques nous façonnent, nous limitent et nous conditionnent. Ainsi, les deux jeunes filles, après avoir passé la majorité de leurs vies dans le groupe de l’autre, sont complètement “adaptées” à leur contexte – au point où nous ne devinons pas du tout le punch, malgré quelques indices. Le film laisse toutefois place à l’agentivité des individus face aux environnements qui les conditionnent, en montrant comment la jeune fille a mené une rébellion chez ceux du dessous.

Il y a énormément d’interprétations possibles dans ce film. Certain.e.s ont compris l’altérité comme résidant à l’échelle individuelle, comme le bon et le mauvais en chacun.e de nous. Pour ma part, j’ai compris l’altérité au niveau de la société, entre celles et ceux dont les expériences sont visibles, perçues comme universelles, médiatisées, représentées, etc., et celles et ceux qui sont invisibles. 

Anthony

Pour ma part, comme mentionné plus haut, les échelles d’analyse possibles étaient nombreuses, mais aussi intersectionnelles, systémiques. Sans revenir sur l’apport des autres, il me semble que le film tout entier peut aussi être vu comme une métaphore de l’altérisation du moi et du soi. En effet, alors qu’on nous présente une famille américaine, noire, plutôt prospère et dont les moyens financiers ne semblent pas trop limités, cette même famille semble toujours avoir de l’arriérage sur leur couple d’amis, blanc, qui possède toujours plus. Ils n’auront jamais le même privilège que d’autres, blancs. Et c’est là qu’intervient la mise en abîme du moi et du soi, parce que l’arrivée des doubles d’en-dessous ramène la famille principale à leur propre position d’existence. La scène de la rencontre, dans le salon, est particulièrement prégnante à cet égard si on la considère comme une possible rétrospective de leur propre expérience, et particulièrement celle de la mère qui, on l’apprendra à la fin, est en fait celle d’en-dessous qui aura très tôt, au cirque, pris la place de son doublon. On comprend pendant cette scène de la rencontre que ce qui peut être beau et heureux possède aussi d’autres facettes moins heureuses: la naissance heureuse peut être des plus douloureuses, l’apprentissage (notamment avec le feu) peut avoir des conséquences terribles, etc. Surtout, cette même scène prend toute son essence vers la fin du film quand celle d’en-dessous fait un monologue sur son existence à son double d’en-haut. Elle explique que le double de corps ne peut posséder l’esprit de l’autre. Loin d’être littéral, ce monologue renvoie, pour moi, aux multiples facettes de tout un chacun, la distinction du moi et du soi, l’altérisation d’un individu qui se projette différemment, selon le contexte, pour les autres. C’est en quelque sorte une réflexion intérieure entre deux “moi”, une négociation de l’image de “soi”. Il nous semble que l’un ne peut exister sans l’autre, mais aussi que les choix et actions de l’un construisent et caractérisent aussi cet autre intérieur. C’est ce qui me pousse aussi à considérer ceux d’en-dessous comme des “marionnettes” plutôt que des zombis; le mot employé pour caractériser ceux d’en-dessous est d’ailleurs “puppeteers”. Cette étiquette de marionnettiste au double “de la lumière” est clairement, pour moi, une manipulation des différentes facettes d’une seule et même personne, d’un seul et même moi. Comme quoi l’altérisation n’est pas observable qu’avec les autres…

Maude 

J’aimerais aborder l’altérisation, ou en d’autres mots, la création de l’altérité. Pour cela, deux scènes retiennent mon attention. La première est celle où les deux familles alter-égo se rencontrent dans le salon alors que la version zombifiée d’Adélaïde, le personnage principal, partage les différences qui ont marqué leurs mêmes expériences, notamment la naissance des enfants. On imagine alors les zombies, pour ne pas savoir les nommer autrement, comme venant d’un monde parallèle, où les choses se passent naturellement autrement. À ce moment du film, nous étiquetons ces êtres et les événements de leurs vies comme de nature diabolique. Le diable est en eux et ainsi, ils doivent être gardés loin de nous.  

La dernière scène du film est celle où nous comprenons que nous avons été bernés et que la “gentille” version d’Adélaïde est en fait celle qui est née en-dessous. Elles ont interchangé leurs places lorsqu’elles se sont rencontrées au cirque, toutes petites. Nous apprenons alors que l’Adélaïde d’en-dessous a réussi à passer inaperçue pendant toutes ces années. Elle s’est intégrée au sein de sa nouvelle famille avec peu de difficultés. Nous sommes mis devant l’évidence que cette nature diabolique est plutôt due à des conditions de vie qui découlent directement de l’exclusion et la mise de côté de cette population, elles-mêmes découlant de l’altérisation des uns par les autres. Ayant été étiqueté par le groupe d’en-haut comme étant diaboliques, le groupe d’en-bas s’est fait priver des conditions d’existence qui leur auraient permis de s’épanouir au sein de la société. 

Nous pouvons faire un parallèle important avec les populations racisées au sein de notre société. Portant très souvent de nombreuses étiquettes, qui parfois sont vues comme non-réhabilitables, les populations racisées représentent une trop grande proportion des personnes vivant dans de piètres conditions, comparativement à leur poids dans la population. Ces conditions d’existence ne leur permettent pas de s’épanouir pleinement au sein de la société. Par exemple, il a été démontré qu’un bébé noir a plus de chance de mourir s’il est soigné par un médecin blanc (Greenwood et al., 2020). Les étiquettes que portent ces bébés les mettent en danger dès leurs premiers instants. Le manque de soins potentiels pourrait causer la perte d’un membre ou des lésions au cerveau, sans compter la mort, qui ont des conséquences directes sur la place (ou non-place) que cet enfant aura dans la société. Comme le petit garçon dans le film “US”, né dans le feu. Même s’il apprenait les “codes” aussi bien qu’Adélaïde, sa marque au visage aura des effets permanents sur plusieurs pans de sa vie, et ce, pour toujours. 

Roxane 

La réflexion la plus forte qu’il me reste de l’œuvre se pose sur l’aliénation que peut conditionner de se faire rappeler à tort et à travers que l’on n’est pas comme les autres, moins que les autres… Que ça prendra des générations de résilience à de la violence gratuite avant que l’on reconnaisse votre existence. Qu’au mieux, vous deviendrez l’autre moins pire que les autres comme vous… Quand j’ai compris le switch – que c’était la fille d’en dessous qui se retrouve dans la famille d’au-dessus – ça m’a rappelé qu’elle aura dû kidnapper une autre petite fille (son doublon) et renier sa famille d’origine dans l’espoir de jours meilleurs pour elle et sa famille. Ce qui met en relief la profondeur des traumatismes que peuvent subir certain(e)s individus, familles ou communautés, forcés de travailler à l’encontre de ce qu’elles sont afin d’élever leurs descendances. De se retrouver constamment en instance de “double contrainte” (qui signifie une situation où, peu importe le choix que vous ferez, vous demeurerez imposteur), serait un facteur important dans le développement de troubles socio-relationnels profonds (Bateson, 1956), de péter un plomb quoi. Ce principe peut être réfléchi en termes de traumatisme au niveau tant individuel que groupal, je crois. Dans le film, cette double contrainte est représentée dans le fait que, d’être reconnu en haut implique son lot d’automutilations et de coupures à votre groupe d’appartenance, de même que de rester en bas aura son lot de répercussions sur le futur de votre groupe d’appartenance et vos chances à continuer d’exister, ou même d’y rêver, tout simplement.

À cœur vaillant, rien d’impossible! – Si le mythique rêve américain se résume presque entièrement à cet adage, l’écho qu’il produit, suggère que tout américain qui se trouverait hors de certaines normes de réussite, ne voulait probablement pas suffisamment travailler, un lâche… En tout cas, pas un vrai américain, qui lui, aurait su faire sa chance, etc. Quand la famille d’en-dessous se présente en disant “We’re Americans”, non seulement on peut comprendre qu’ils n’en feront certainement pas moins à partir de maintenant, mais surtout, qu’ils ne sont pas des sans cœur (reconnaissance + respect = égalité\dignité). Cette scène nous fait mieux comprendre leur provenance et change nos préjugés à leurs égards. Elle permet aussi de voir les symptômes de notre nombrilisme et les horreurs qu’il produit. 

Hands Across America! – Question piège: Le “Far West des possibles” serait maintenant inclusif et voudrait partager son butin? – FAUX (Seulement une partie de celui ramassé le temps de cette campagne de levée de fonds et sous conditions, voyons!). Ces slogans deviennent des mécanismes d’exclusion en soi dans le sens où ils créent l’altérité. Les bons, et toute une gradation de moins bons à dénaturer. Rassurez-vous, comme présenté dans la pub, un simple don suffira à égaliser tout ça. Parce que dorénavant, “encore plus tout le monde” aurait les mêmes chances que tout le monde d’accéder au succès. Regardez Michael Jackson! Avec autant de succès, il n’allait certainement pas s’en tirer sans procès… 

Si les symboles d’oppositions (blanc\noir, haut\bas, riche\pauvre) demeurent forts dans le film, ils semblent être articulés de manière à rendre compte des mécanismes reproduisant des rapports de pouvoir, qui eux, n’ont rien de symétrique.

Références

Arnheim, Rudolf (1972) « A Note on Monsters », dans Toward a Psychology of Art, édité par Rudolf Arnheim, Berkeley: University of California Press.

Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a theory of schizophrenia. Behavioral science, 1(4), 251-264.

Greenwood, B. N., Hardeman, R. R., Huang, L., & Sojourner, A. (2020). Physician–patient racial concordance and disparities in birthing mortality for newborns. Proceedings of the National Academy of Sciences, 117(35), 21194-21200.

Hiatt, Brian (2019). « The All-American Nightmares of Jordan Peele », Rolling Stone Magazine, https://www.rollingstone.com/movies/movie-features/director-jordan-peele-new-movie-cover-story-782743/

Marzano, Michela. (2009). Visages de la peur. Paris : Presses Universitaires de France.

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