Neuvième étage (Mina Shum, 2015)

Réflexions de Bob White (Université de Montréal, directeur du LABRRI), Maude Arsenault (Université de Montréal, coordonnatrice du LABRRI), Mathilde Gouin-Bonenfant (Cambridge university) et Roxane Archambault (Université de Montréal).

Pour le mois de septembre, nous avons écouté le documentaire “Neuvième étage” (2015) de Mina Shum. 

“Long métrage documentaire de Mina Shum sur un tournant dans les relations raciales canadiennes et l’un des épisodes les plus contestés de l’histoire de la nation. À Montréal, un groupe d’étudiants issus des Caraïbes soupçonnent leur professeur de racisme et occupent une section de l’école en guise de protestation. Des décennies plus tard, les acteurs principaux du mouvement de contestation se remémorent les événements, cherchant à comprendre ce qui s’est passé et à mesurer le progrès réalisé depuis” (ONF).

Suite au visionnement, nous nous sommes retrouvés sur Zoom pour discuter de nos impressions. Nous avons décidé d’opter pour une nouvelle formule pour le texte de ce mois-ci, en partageant nos réflexions sous la forme d’une conversation. 

La lutte étudiante antiraciste à Sir George Williams
et l’histoire du Québec

Mathilde : Un des éléments qui m’a surpris dans le documentaire, c’est comment cet événement appartient à la fois à l’histoire des luttes antiracistes et des luttes étudiantes à Montréal – mais est pourtant assez méconnu. On retrouve dans ces événements les mêmes tactiques des universités pour faire taire les revendications étudiantes que dans d’autres épisodes de luttes étudiantes : refus d’écouter, faux compromis qui sont ressentis comme des “backstabs”, collaboration avec la police, défense et protection des professeur.e.s problématiques, volonté d’envenimer le débat, de provoquer les étudiant.e.s, pour ensuite les discréditer, ainsi de suite. Il y a toutefois d’importantes différences, comme le rôle de la peur vis-à-vis les étudiant.e.s, et l’inscription de cette peur dans un racisme explicite. Alors que l’implication de la police et du système judiciaire n’est pas une exception, le temps d’emprisonnement et la déportation de certain.e.s étudiant.es démontre l’ampleur du pouvoir sur ceux-ci et constituent une différence notable. Cette lutte, se trouvant à l’intersection des luttes antiracistes et des luttes étudiantes, rappelle la position précaire des étudiant.e.s immigrant.e.s et racisé.e.s. 

Bob : C’est une réflexion intéressante Mathilde. Effectivement, on est surpris de voir, non seulement à quel point cette histoire est méconnue, mais aussi comment l’histoire semble se répéter avec les mêmes discours et les mêmes tactiques d’une fois à l’autre. Si l’affaire est allée aussi loin, je me demande si c’est parce que l’Université Sir George Williams s’affichait déjà comme une institution plus progressiste que les autres institutions postsecondaires (une des personnes interviewées a parlé des pratiques d’admission inhabituelles pour expliquer son intérêt à venir à Montréal). Mais même avec cette longueur d’avance, et même après avoir organisé des séances d’audience publique, les responsables de l’université se sont repliés sur une position de fermeture qui a mal fini. Si l’on n’en parle pas dans les milieux francophones (et je pense que tu as raison là-dessus) c’est pour dire à quel point les deux solitudes influencent toutes les sphères de la vie au Québec et au Canada. Je participais à la lutte pour la création d’un programme d’études africaines à McGill dans les années 1990 et tous les étudiants dans le mouvement étaient au courant de cette affaire. Je ne sais pas si les étudiants en dehors du mouvement l’étaient par contre. 

Maude : Cet événement devrait non seulement faire partie de la mémoire des luttes étudiantes et antiracistes, mais aussi du passé raciste (de nos racines coloniales) du Québec. Encore aujourd’hui, suite à l’événement George Floyd, beaucoup de Canadiens et Québécois ne se sont pas sentis concernés par le mouvement, moi inclus. Dû aux campagnes nationales très efficaces du multiculturalisme canadien, nous pensons que l’ouverture à l’autre fait partie de l’ADN des Canadiens et évacue ainsi toutes possibilités de racisme. Des événements comme ceux rapportés par le documentaire 9e étage, ou comme bien d’autres, devraient faire partie de l’imaginaire collectif et ainsi assurer une vigilance face aux situations de racisme et non un aveuglement naïf. 

Bob: OMG que oui. Cette histoire fait partie des moments les plus importants dans l’histoire des relations raciales au Québec et on en entend parler très rarement. Ce n’est pas le début des problèmes entre les communautés, mais ça a été un moment marquant qui a laissé beaucoup de séquelles. Le documentaire fait un travail très intéressant pour mettre la lumière sur ce qui s’est passé et pourquoi c’est important.

Source : https://www.ledevoir.com/culture/cinema/460267/revolte-etudiante

Roxane : Je n’avais jamais eu vent de cette histoire avant ce visionnement! I can’t imagine! That was HUGE! Je me dis que peut-être qu’être Québécoise francophone a pu faire écran aux chances que j’aie eu d’être informée de ce moment important dans l’histoire des manifestations, non seulement de la ville de Montréal, ou de la province de Québec, mais du Canada! Dans mes recherches rapides, faites en français, quand je m’attarde aux manifestations d’envergures ayant eu lieu à Montréal, il m’est plutôt difficile de trouver une chronologie qui ne traite pas seulement des revendications francophones. Si je recherche la même chose, mais en anglais, c’est presque comme si ça avait été la seule rébellion d’envergure et l’on soulignera les revendications étudiantes avant celles francophones, avant celles criant au racisme, si mentionnées.

Bob: Intéressant. Je me demande s’il y avait des liens ou des contacts entre ces différents mouvements étudiants de l’époque. On ne doit pas sous-estimer le fait que le mouvement présenté dans le film était composé de personnes racisées qui étaient principalement des immigrants. Cette question est abordée dans le film, mais ne semble pas être aussi importante que l’identité raciale.

Roxane: Oui. Je vois que des liens se sont tissés entre certains membres du FLQ et des Black Panthers. Ces liens se sont resserrés quand Bobby Seal et Eldridge Cleaver sont venus prendre part à la Conférence Hémisphérique de Montréal, en 1968. Ces membres actifs de la délégation Black Panther soutiennent le FLQ et la cause de tous les peuples qui luttent pour leur libération.

Pour revenir au multiculturalisme, la réalisatrice utilise le documentaire comme arme de mémoire collective, perçant pour nous l’écran qu’a pu faire la diffusion massive des d’idéologies multiculturalistes au Canada à cette époque. “In Canada, we’re racist but we like to apologize about our racism… Still, not talking about it is what makes the Canadian brand of racism so pernicious and so hard to combat.” dit-elle dans un interview (Shum, 2015).  

Bob: Don’t get me going on multiculturalism… Comme dans beaucoup de pays multiculturalistes, c’est difficile pour les groupes majoritaires d’accepter qu’il puisse exister du racisme, surtout au niveau systémique, parce que dans cette pensée “illuminée” pluraliste les élites de la société sont convaincues qu’ils ont dépassé le stade primal de juger les autres à cause de leur peau ou classe sociale. D’un point de vue systémique, ce n’est pas du tout surprenant que le groupe majoritaire se félicite pour ses valeurs pluralistes tout en imposant sa vision sur les groupes minoritaires. Par définition, les groupes majoritaires ont de la difficulté à se voir comme étant différents vis-à-vis les autres et comme ayant des privilèges en rapport avec le statut de majoritaire.

Racisme individuel et
racisme systémique 

Mathilde : Le documentaire part des souvenirs de plusieurs individus impliqués directement dans les événements qui ont conduit à cette occupation, ainsi que certain.e.s de leurs enfants qui ont aussi vécu avec les répercussions de cette histoire. Avec ces différentes expériences individuelles, on a aussi accès à l’aspect collectif de la discrimination vécue. Il me semble que le documentaire fait un bon travail d’articulation entre le racisme individuel vécu par les étudiant.e.s, ainsi que le racisme et la discrimination systémiques, inscrit dans l’institution. Qu’en pensez-vous?

Maude: Il me semble que le documentaire manquait de contexte. Il aurait été appréciable de pouvoir replacer les événements vécus dans un moment sociohistorique, notamment en ce qui a trait aux relations interraciales au Québec et en Amérique du Nord. Qu’en était-il des droits des minorités lors des événements? Où en était la lutte antiraciste aux États-Unis? Il me semble que la seule mention de l’expo 67 ne permet pas cette articulation au contexte qui me semble importante. 

Bob: C’est vrai Maude. On avait beaucoup de contexte et des belles archives de l’Expo. C’était une stratégie documentaire intéressante, parce que les acteurs disaient être emballés par ce projet de société qui visait à montrer que le Canada (ou plutôt le Québec) arrivait dans la modernité pour prendre sa place à côté des autres nations du monde. Ensuite, imaginez la déception de voir que tout le discours sur “l’ouverture” (I am really starting to hate this word…) n’était que des belles paroles. Pour le Québec, Expo 67 était une sorte de “coming out” (ou peut-être plus un baptême!), mais davantage au sujet du soi que véritablement une ouverture vers l’autre. Moi ce qui m’a surpris c’est que le Québec, du point de vue historique, linguistique, religieux et autre, était quasiment absent du film (Montréal était présent au niveau visuel, quel beau travail de photo, mais pas en termes du récit). Il y avait donc une chaîne de pratiques discriminatoires: anglais, français, femmes, immigrants, personnes de couleur, autochtones. Le film aborde une seule catégorie, mais à plusieurs niveaux.

Maude: Il est vrai que le documentaire permet de voir les différents niveaux de la discrimination. Ceux-ci peuvent être sujets d’intéressantes discussions post-écoute et, avec un accompagnement adéquat, devenir éducatifs sur le sujet. Néanmoins, cette discussion post-écoute est essentielle puisque le documentaire offre peu d’accompagnement éducatif. Pour comprendre tous les enjeux individuels, groupaux et systémiques, le téléspectateur doit être averti. 

Bob: C’est rare que les documents arrivent à représenter l’échelle individuelle comme étant imbriquée dans les autres échelles (sociale, culturelle, organisationnelle, institutionnelle, nationale, etc.). J’ai aimé les moments où les protagonistes ont expliqué la prise de conscience que Perry Anderson n’était pas vraiment le problème ou bien qu’il n’était que symptomatique d’un problème plus large. Clairement pour combattre un problème systémique ça ne prend pas les mêmes outils qu’au niveau interpersonnel. Perry avait un problème, mais l’université en avait aussi. Ils ont paniqué devant leur devoirs et responsabilités, en partie parce qu’il y a des préjugés persistants sur les hommes noirs comme des personnes agressives.

Roxane: J’aurais aussi voulu plus de contexte. Pour ce qui est du Québec: la Révolution tranquille et la commission Parent (1961), où de nombreux étudiants réclament une plus grande représentativité dans le gouvernement et la démocratisation de l’université, ce qui allait changer de main le système d’éducation de l’église au système publique. Les mouvements de par le monde s’attaquent aux inégalités entre les sexes, aux discriminations raciales, et demandent l’autodétermination des peuples. Expo 67 et son discours universalisant nous fera oublier qu’au même moment où le Québec rejetait l’église, il participait massivement à des pratiques qui relèvent directement de traditions missionnaires coloniales. En ’67, entre autres, Martin Luther King faisait son célèbre discours contre le racisme et la guerre du Vietnam, Aretha Franklin chantait “Respect”, Jimi Hendrix mettait le feu à sa guitare à Monterey… “En 67, tout était beau.”  Really? Ce “romantisme révolutionnaire”, qui teinte notre imaginaire quant aux luttes de l’époque n’irait-il pas de pair avec une perspective plutôt ethnocentriste ? Ce qui participerait peut-être au fait que l’on tend à percevoir comme “histoires du passé” certaines luttes pourtant inachevées?

Mathilde : Je suis d’accord avec Roxane que le “romantisme révolutionnaire” cache des pratiques discriminatoires qui coexistent. Bob, tu soulèves les préjugés persistants que l’on voit reproduits par Perry Anderson et l’administration de l’Université. En écoutant le documentaire, on a souvent été choqués par certains discours provenant d’archives de l’époque, des discours qui seraient maintenant considérés comme explicitement racistes. 

Bob: Oh que oui, certains propos (par exemple le responsable de l’association des professeurs) donnent des frissons. Mais comme a dit le jeune homme interviewé, ce sont des idées qui ne se disent plus, mais qui se pensent pareilles. Comme c’est moins explicite, c’est plus sournois.

Mathilde: Cette distinction entre les discours explicitement racistes et le racisme plus implicite est vraiment similaire avec l’opposition entre racisme individuel et racisme systémique. En ce moment, certains politiciens, comme François Legault, refusent d’avouer la nature systémique du racisme au Québec et souhaitent en faire une question de quelques individus racistes. Dans le cas de ce qui s’est passé à l’Université George Williams, ce serait de renvoyer tout le blâme au professeur Perry Anderson. Le documentaire montre toutefois clairement comment le racisme vécu par les étudiant.e.s ne s’est pas du tout cantonné aux comportements de ce professeur : les autres professeur.e.s, l’université, la police, le système judiciaire, etc., ont tous contribué, de façons implicites et explicites – et surtout systémique –  à ce racisme. 

Roxane: Tellement! Cette escalade démesurée permet de mieux voir comment se déploient différentes mécaniques; systèmes de violences et discriminations raciales au niveau institutionnel. L’ampleur des mécanismes de défense déployés pour sauver la face de l’institution en dit long; non pas sur la menace que représentait ces étudiants, mais sur la véracité des accusations qu’ils portaient sur un système trop longtemps défendu à tort par les acteurs en place, ne sachant comment porter individuellement le retour de centaines d’années de violences.

Source : https://www.lapresse.ca/debats/chroniques/nathalie-petrowski/201601/23/01-4943029-nantali-et-le-neuvieme-etage.php

En conclusion

Mathilde : Pour terminer cette discussion, j’aimerais que l’on aborde ce que peut nous apprendre ce documentaire en rapport avec le racisme systémique inscrit dans les institutions universitaires. Nous-mêmes au LABRRI, on travaille en ce moment à une introspection dans nos structures, nos pratiques, nos façons de faire, le savoir que l’on produit, etc. On est aussi individuellement impliqué.e.s – de différentes façons – dans des processus de réflexion et d’action pour rendre nos espaces de travail et d’étude plus inclusifs et antiracistes. Qu’est-ce qu’on retire du ce documentaire ? 

De mon côté, quelque chose qui me marque, c’est que cette université se voulait progressiste et mettait de l’avant son “ouverture” dans son recrutement. On parle souvent de l’inclusion comme le fait que des personnes des groupes minoritaires aient accès aux services et soient représentées à l’intérieur des institutions. Dans ce cas, ce n’est pas l’accès à l’institution qui était problématique, mais le traitement une fois à l’intérieur de celle-ci. Ça rappelle qu’il faut prendre en compte plusieurs critères pour évaluer l’inclusion.

Bob: Merci pour cette question Mathilde. C’est central et ça fait partie du grand intérêt à visionner ce film et à réfléchir ensemble. S’il y a une leçon que l’on doit retenir c’est que nous faisons tous partie du système alors nous avons tous une responsabilité pour regarder de façon critique nos pratiques et nos perceptions. L’Université encore plus parce que nous tenons plein de discours sur l’égalité, la justice et l’inclusion, surtout en sciences sociales et humaines. L’Université de Montréal a commencé une démarche pour travailler sur la diversité, l’équité et l’inclusion, mais je ne sais pas si ce cadre dépasse les intérêts des élites du groupe majoritaire qui gère l’université. À l’échelle de l’université, il y a beaucoup de travail à faire. À l’échelle disciplinaire aussi. L’anthropologie reste une des disciplines avec très peu de diversité (au niveau du genre les choses s’améliorent, mais pour le reste…bof). À ma connaissance c’est uniquement les facultés et les registraires qui s’occupent de cette question au niveau des admissions, mais je pense qu’on peut vraiment faire mieux. Au niveau de notre équipe, nous avons commencé un processus d’autoréflexion depuis plus de 2 ans et ça commence à porter fruit, mais pas à tous les niveaux (les chercheurs réguliers du labo sont davantage homme et blanc). Cette situation me préoccupe et mes collègues sont du même avis. En même temps, il ne faut pas s’arrêter à la question de la représentation. Il faut voir en termes de nos pratiques de recherche et d’enseignement, est-ce que nous avons des outils qui vont permettre de repenser les pratiques et développer un véritable réflexe qui va au-delà de la vision du groupe majoritaire. Ceci veut dire tenir en compte la discrimination systémique à tous les niveaux, identité raciale, mais aussi de classe sociale, genre, génération et d’autres. J’espère que notre série “Dialogues sur la discrimination” peut contribuer à la pluralisation épistémologique, mais l’avenir nous dira si cette initiative pourra avoir un impact et si oui à quel niveau. Désolé pour la longue réponse. Les actions concrètes sont difficiles à cerner quand on est façonné par la pensée anthropologique…