Je m’appelle Humain (Kim O’bomsawin, 2020)

Réflexion de Laurence Bourassa-Lapointe (étudiante à la maîtrise à l’UdeM et membre du LABRRI).

Le documentaire de Kim O’Bomsawin intitulé : « Je m’appelle humain », présente la carrière de la poète innue Josephine Bacon à travers son art et la transmission de ses savoirs aux futures générations. À la suite de l’écoute du film, nous nous sommes rassemblés ensemble, entre membres du LABRRI, afin de discuter de nos ressentis et impressions sur le sujet. Plusieurs questions nous ont traversées. Nous nous sommes aperçus que le documentaire, bien que portant sur Joséphine Bacon, présente davantage sa poésie, son parcours en tant que poète et son peuple.

Le texte qui suit présente quelques réflexions qui se sont présentées à moi à la suite de nos discussions et de l’écoute du documentaire. J’aborderai, dans ce récapitulatif, la poésie et l’individualité comme concept, ainsi que la manière dont est représentée l’autochtonie dans le film.

Une représentation de l’autochtonie

Naturellement, lors de l’écoute du film, portés par notre culture scientifique, c’est sous nos propres paradigmes que nous avons cherché à classer le monde présenté à l’écran, à le catégoriser et à le disséquer à partir de nos propres cadres de référence. Le LABRRI utilise une approche systémique pour étudier les phénomènes humains. L’approche systémique est un cadre conceptuel et une méthodologie qui permet d’aborder des phénomènes complexes en les observant sous plusieurs angles et niveaux, en s’intéressant notamment à leur forme, à leur fonction et à leur aspect processuel. Les questions qui dirigent une analyse systémique s’intéressent donc en premier lieu à ces aspects, ainsi qu’à l’étude de l’interaction des éléments au sein des systèmes ainsi qu’à l’extérieur de ceux-ci. Une importance accrue est mise sur la compréhension du contexte dans lequel les interactions prennent place et de la finalité des systèmes, humains ou non-humains, dans la perspective où les systèmes pensent et possèdent leurs objectifs propres. Lors de notre rencontre, les discussions se sont donc vite dirigées vers des questions autour de la finalité du documentaire.

Les réponses étaient multiples et nous n’étions pas tous d’accord : le film servait-il à valoriser la culture autochtone, à présenter une autre image de l’autochtonie, à vendre une certaine image romantique et stéréotypée des cultures autochtones aux « Blancs », à faire mousser la carrière de la poète, ou encore à débuter la carrière de la jeune réalisatrice?

Le rythme du film est lent, la musique, subtile et douce et les plans de nature magnifiques. On y aperçoit Joséphine Bacon, en ville, à Montréal, contrastant avec des images d’elle en train de cuisiner du poisson, en territoire autochtone. On nous apprend que l’idée du film est venue en rêve à Kim O’Bomsawin, et c’est pourquoi Joséphine Bacon n’a eu d’autres choix que de participer, malgré un inconfort premier à se positionner devant la caméra. Le film se termine sur des images d’un groupe d’individus en train de s’affairer autour d’un caribou récemment décédé, en nature. Il est donc facile de percevoir dans le documentaire un discours faisant l’apologie du monde autochtone d’une façon très romantique. Les Premiers Peuples peuvent y être perçus comme des personnes qui vivent en dehors du temps, faisant un avec la nature : intuitifs, ils reçoivent des messages dans leurs rêves et suivent ceux-ci. Ils ne possèdent pas de concept de l’individu, vivant collectivement et conjointement avec le monde qui les entoure. Cette image ne représente pas un portrait nuancé de l’autochtonie, étant plutôt une image stéréotypée d’une réalité beaucoup plus complexe. Cependant, c’est l’image que nous aimons bien nous faire des peuples autochtones, car elle nous permet de penser que nous comprenons aisément leur réalité, avec naïveté et supériorité.

Les questions qui nous dirigeaient dans notre discussion étaient certes pertinentes. Toutefois, c’est à se demander si, à trop se poser de question, à trop chercher à rationnaliser la beauté, le silence, le partage, certaines parties de l’œuvre s’effacent alors, et on se retrouve avec un vide anxiogène. En effet, que faire lorsque nos catégories ne réussissent plus à faire de l’inconnu un monde connu? Quand nos propres catégories ne nous servent plus à décortiquer le monde, et que ce monde de nouveau vaste et sauvage se rebelle contre nos étiquettes et nos boîtes? Notre façon de concevoir le monde, notre ontologie, prend alors une tournure hégémonique : on ne s’aperçoit pas qu’elle impose notre façon de comprendre le monde sur la réalité, mettant ainsi des groupes entiers d’individus minorisés dans des boîtes, où ils sont alors plus faciles à consommer.

Comment arriver à dépasser ces stéréotypes, à distinguer la complexité et la sagesse dans leur réalité sans tomber dans la généralisation et de l’essentialisation? Comment réussir à dépasser nos propres cadres de référence, à apprendre à garder dans notre esprit les catégories ouvertes et à devenir l’ami de cet inconfort, lorsque nous n’arrivons plus à classifier le monde dans nos petites boîtes bien rangées et rassurantes?

Peut-être que le film Je m’appelle Humain peut nous apporter des réponses, ou du moins des pistes de réflexions. Peut-être qu’en choisissant de le voir comme s’inscrivant dans une ontologie différente de la nôtre, nous effectuons un premier pas vers le dialogue. Par un jeu subtil d’ouverture, de curiosité et d’humilité, avec une posture d’apprenti face à ce monde qui nous est inconnu, mais avec lequel nous cohabitons toutefois, nous pouvons commencer à percevoir un autre rythme que le nôtre. Et dans cet autre rythme, nous pouvons doucement nous laisser porter.

L’individu

Au-delà de la façon dont nous nous représentons l’autochtonie, un autre concept avec lequel le film nous met en relation vaut la peine d’être déconstruit, soit celui de l’individualité. Il est nécessaire de se questionner sur les cadres de référence qui génèrent les idées que nous avons quant à la façon dont les individus doivent être représentées dans les documentaires. Il a été relevé dans notre discussion que le documentaire présentait une version presque frêle et délicate de Joséphine Bacon, tandis qu’en spectacle, sa présence en tant que poète sur scène était normalement forte et engagée. Ce paradoxe, dans notre compréhension, menait à plusieurs autres questions : à qui le film s’adressait-il? Pourquoi n’y voyions-nous pas la version de Joséphine Bacon telle qu’elle est connue, comme poète, tandis que le film semble pourtant porter sur sa poésie?

Toutes ces questions, nous nous les posions, car nous cherchions à comprendre le film dans notre propre ontologie. Ici, le concept d’individu permet de comprendre que différentes conceptualisations entraînent différentes manières de concevoir comment une personne doit être représentée dans un documentaire portant sur elle. Je crois que notre conception de l’individualité implique que dans notre imaginaire, la poète Joséphine Bacon devrait être présentée le plus près de la personne qu’elle est réellement dans le documentaire, c’est-à-dire telle qu’elle se présente sur scène.

Mais qui donc est Joséphine Bacon, véritablement? Quelles identités la traversent? Femme, poète, innue, autochtone? Laquelle de ces identités devrait être, plus qu’une autre, représentée? Que se passe-t-il quand nous agrandissons la portée du concept d’individu, ne cherchant non pas à l’isoler, mais plutôt à le percevoir dans son réseau entrelacé de relations avec le reste du monde?

Peut-être qu’en acceptant de participer au film, Joséphine savait que son individualité n’était qu’une porte d’entrée pour rendre hommage aux groupes qui la composent et la traversent. À travers le regard d’une artiste abénakise, Kim O’Bomsawin, qui la met en scène, les deux femmes arrivent à montrer au spectateur un monde beaucoup plus grand et vaste que celui de Joséphine Bacon, à travers le monde de celle-ci et de sa poésie. Ce n’est pas son individualité qui est mise en scène, c’est l’individualité de son peuple, des Premiers Peuples, dans une tentative de dialogue avec ceux qui écoutent, s’ils savent s’y ouvrir.

La poésie

Peut-on être quelque chose sans pouvoir le nommer? Peut-on être poète même si le mot en lui-même n’existe pas dans notre langue? L’humain possède cette tendance innée de catégoriser et de nommer les objets qui se présentent à lui dans son environnement. Cette capacité dépasse l’environnement matériel et s’étend jusqu’aux sphères des idées et des concepts. Chaque individu est donc conditionné par la culture de son groupe à départager son univers selon les normes préétablies des humains qui l’ont précédé. C’est grâce au langage qu’il apprend à comprendre le monde qu’il l’entoure et à communiquer son expérience propre avec les autres, en utilisant les codes appropriés. En français, la définition de la poésie va comme suit :

poésie
nom féminin
(latin poesis, du grec poiêsis, création)

  • Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers.
  • […]
  • Littéraire. Caractère de ce qui parle particulièrement à l’imagination, à la sensibilité : La poésie d’un pastel.
    Source : Larousse en ligne

Dans un sens premier, la poésie est nécessairement orale. Or, au sens littéraire, nul n’a besoin de parler pour être un poète. La nature, notamment, à chaque moment de son existence, nous offre la plus belle des poésies si nous nous arrêtons et l’écoutons. C’est un des messages que je retiens du film Je m’appelle humain. Vous êtes-vous déjà perdu dans la contemplation du fleuve, par une journée ensoleillée d’hiver? Le bruit des vagues, l’entrechoquement des îlots de glace, ses couleurs changeantes et son incessant va-et-vient dégagent une profondeur que peu de mots peuvent offrir. Un documentaire peut au même titre nous faire percevoir des réalités intangibles, nous ouvrir à d’autres manières de percevoir le monde, à travers la lentille de la réalisatrice. Je crois cependant, que pour véritablement accepter ce cadeau, il faut minimiser l’incessant brouhaha de l’esprit et laisser davantage de place à l’expression du cœur. Et le plus souvent, lorsqu’on parle ce langage, les mots sont davantage des ornementations que des outils. Tout comme le sont les poèmes de Joséphine Bacon, ainsi que le film de Kim O’Bomsawin.