Hochelaga ou l’implosion du récit fondateur de Montréal
Réflexions de Bob W. White, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal et directeur du LABRRI
Les récits fondateurs de nos pays, de nos régions et de nos villes puisent dans le passé, mais ils cherchent nécessairement à agir sur le présent. Les récits fondateurs ont un impact important sur le sentiment d’appartenance et de reconnaissance des personnes qui habitent dans un lieu chargé historiquement. Pour imaginer l’avenir d’une communauté, on doit d’abord réfléchir sur les différentes interprétations du passé.[1]
Dans le cas de Montréal, ce récit a été élaboré et transmis, sans beaucoup de modifications, à partir des écrits du Sulpicien François Dollier de Casson et d’autres auteurs des 19e et 20e siècles qui ont mis en valeur la foi religieuse et l’engagement des fondateurs. De plus, dans ce récit, c’est la contribution des Européens qui ont fondé Ville-Marie, la ville missionnaire qui deviendra ultérieurement Montréal, qui est mise en évidence. Il s’agit pourtant du moment initial de la colonisation d’un territoire habité depuis des millénaires par des groupes autochtones. En effet, les recherches historiques et archéologiques ont permis de mieux comprendre le contexte de cet évènement fondateur de 1642, la vision et le rôle de ses divers acteurs, incluant les autochtones.
Comment faire pour raconter la « fondation » d’une ville à plusieurs voix ? Comment intégrer plusieurs points de vue à la mémoire d’une ville ? Comment faire pour établir un dialogue entre les différents savoirs issus des évènements douloureux et traumatiques ? Serait-il possible de voir l’histoire du peuplement du territoire comme une série de rencontres, dont certaines ont été marquées par la violence, d’autres par la fascination ou l’incompréhension, d’autres par des alliances éphémères ou pérennes ?
J’aimerais proposer que le film Hochelaga : Terre des âmes soit considéré sous cet angle et non pas comme un long métrage classique avec un récit linéaire qui suit un protagoniste par une série d’épreuves qui mènent à une transformation et un dénouement. Ce film, qui est sorti juste à temps pour faire partie de la célébration du 375e anniversaire de la fondation de la Ville de Montréal, est un film assez particulier. Il avait été, pendant un moment, dans la ligne de mire de l’industrie du cinéma international, mais après sa sortie, il a rapidement disparu de l’attention des médias, tombant dans l’oubli après un bref sursaut d’intérêt local.
Pour comprendre l’intérêt du film en tant que document historique, il est important de rappeler quelques éléments de contexte au moment où il est sorti, notamment au moment du 10e anniversaire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP) – un évènement qui n’a pas fait de grandes vagues à Montréal et au Québec – ainsi que celui de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, qui a sensibilisé pour la première fois un grand nombre de Québécois à l’existence des pensionnats dans lesquels ont été séquestrés les enfants autochtones. Pendant cette même période, on assiste à une augmentation du nombre de personnes autochtones itinérantes à Montréal et à l’apparition de tensions entre les communautés immigrantes (de plus en plus visibles à Montréal) et les communautés autochtones, qui, pour de très bonnes raisons, refusent d’être rangées dans la même catégorie que les personnes issues de l’immigration.
La référence à Hochelaga est un symbole fort parce qu’elle permet à plusieurs communautés de penser le retour aux sources et de revendiquer des droits sur un territoire. Métaphoriquement et littéralement, tout le monde est à la recherche d’Hochelaga. Certains (dont les archéologues et certaines communautés autochtones) ont un intérêt à trouver la source des racines autochtones ou des traces des premiers contacts entre l’Europe et l’Amérique. D’autres l’utilisent comme autant de façons de justifier la présence et par extension la « préséance » des francophones sur le sol du Nouveau Monde : le quartier Hochelaga, maintenant sous tension pour avoir subi plusieurs vagues de gentrification, est aussi le symbole de la lutte des classes ouvrières d’origine canadienne-française. D’autres, et je pense que c’est le cas du film, le voient comme un lieu de rencontre entre personnes d’ici et celles d’ailleurs.
Le film Hochelaga raconte une série de croisements entre autochtones, entre autochtones et Français, entre religieux et commerçants, entre Anglais et Français, entre explorateurs et chefs autochtones, entre immigrants et autochtones, entre chercheurs et sportifs, et j’en passe. Il raconte aussi un certain nombre d’interactions et de situations interculturelles, par exemple les échanges ratés entre Champlain et le chef des autochtones rencontrés (« il pue! », « ils reviendront et deviendront les amis de nos ennemis ») ou les efforts d’Assigny (l’archéologue d’origine autochtone) à naviguer le monde universitaire du groupe majoritaire.
Mais le film contribue surtout à réfléchir sur l’appartenance au territoire plutôt que sur la rencontre interculturelle. Du point de vue historique, ce film présente une contre-narrativité à celle entourant le 375e anniversaire de la fondation de la Ville, et il n’est pas anodin de rappeler que le film sort à un moment important de la consolidation du récit fondateur de la Ville, un récit surtout raconté par les vainqueurs européens. La narrativité à laquelle le film s’oppose est en partie celle construite par l’administration municipale du maire Denis Coderre, un récit associé à une approche centralisatrice, populiste et multiculturaliste. En même temps, l’administration Coderre est aussi associée à une forme de diplomatie municipale (dont Coderre était le champion) et à l’internationalisation de la Ville de Montréal comme projet économique pour relancer le développement de la métropole. Dans cette logique, Coderre a pesé de tout son poids politique en posant des gestes visant à reconnaître la présence historique autochtone à Montréal : modification du drapeau pour inclure un symbole autochtone, changement de nom de la rue Atwater en Atataken, utilisation du vocabulaire « Montréal, territoire Mohawk non cédé » dans les représentations officielles de la Ville et dans les discours des élus. Ce ne serait pas cynique de voire ces actions comme des stratégies électorales à l’image du multiculturalisme (voir les travaux fascinants d’Audra Simpson pour une critique du settler colonialism).
Le film pourrait être frustrant pour certains, non seulement parce qu’il n’y a pas de véritables protagonistes, mais aussi parce que les différents récits dans le film sont présentés de façon non linéaire. C’est un film qui raconte l’histoire de nombreux personnages sans se concentrer sur une seule personne ou communauté. Il pose un regard sur un territoire et détourne notre attention d’un peuple ou d’une nation. Certes, il occulte une partie de la réalité. En fait l’une des absences les plus marquantes, c’est celle de la longue série de communautés immigrantes qui ont caractérisé la diversification de l’espace urbain tout au long du 20e siècle. À part certains personnages secondaires (dont la fiancée immigrante de Charles LeBlanc, le jeune sportif dont la mort provoque la fouille archéologique qui sert de fil conducteur dans le scénario), le film reproduit un discours autour de trois solitudes (Autochtones, Français et Anglais).
Du point de vue cinématographique, il peut cependant manquer sa cible. Si, par contre, on considère que l’objectif du film est de privilégier la pluralisation des récits sur la fondation de la ville, on doit le considérer comme une réussite. Du point de vue historique, c’est un récit complexe et multidimensionnel, qui résiste aux catégories faciles des bons et des méchants dans son analyse de l’histoire (voir la dame anglophone qui défend les patriotes). Au lieu de nous raconter un récit sur la diversification progressive de la ville dans la longue durée (de Hochelaga à nos jours), le film explique que Montréal a toujours été un espace pluriel et a toujours servi de carrefour, de lieu de rencontre mais aussi de lieu de violence. Qu’un groupe ou un autre décide de planter leur drapeau sur l’île de Montréal peut risquer de créer une répétition de l’histoire racontée par les vainqueurs d’ailleurs et d’autrefois.
[1] Certaines parties de ce texte ont été composées dans un travail de comité composé de Jean-François Leclerc, Lomomba Emongo, Marie-Josée Parent et moi-même. Je tiens à remercier mes collègues pour les discussions stimulantes que nous avons eu dans le cadre de ce projet.