Hochelaga, Terre des âmes: Montréal, terre des récits fondateurs

Réflexions de Amal Haroun, doctorante en anthropologie

D’où je viens on ne m’a jamais parlé d’un mythe fondateur, ni d’un récit historique débattu pour justifier notre existence ou présence. Le monde était la famille, la petite ville où tout le monde parle la même langue, comprend les mêmes symboles et agit selon un code de comportement non-dit mais très consenti. Aucun pluralisme explicitement articulé, aucun terme sur “ethnie”, “race”, “origine”, “de souche” et bien évidemment pas d'”immigrant”!  J’avais des amies d’enfance et des “tantes” que maintenant avec mon expérience au Québec, je le sais, étaient peut-être “d’origines” euro-asiatiques et africaines, dont ma mère!

L’histoire millénaire paraissait toujours très loin du présent et même découpé d’avec lui. C’était plutôt pour l’école et un grand recul semblait nous séparer avec ses traumatismes. À la place, on racontait des anecdotes sur les grands-pères, les grands-mères, voire les grands-tantes et les voisins et voisines de tous les âges. Des histoires de vrais individus, presque familiales. D’où passent les manières d’agir, les codes et l’imaginaire collectif comme je le comprends maintenant.

Arrivée au Québec en 2008, déjà adulte, mère de famille, j’ai pris un nouveau titre “d’immigrante” et je devais me caser dans une catégorie reconnue. Sans vraiment le comprendre au départ, j’étais toujours étonnée de devoir “raconter” mon histoire/mythe/récit fondateur pour me présenter. Il fallait donc, réfléchir à un mythe fondateur, dont les éléments étaient présents sans jamais être formulés jusqu’à là.

Père venu du sud, donc l’Égypte authentique, et mère originaire de la côte nord-égyptienne; donc le métissage historique de la Méditerranée. Très original comme histoire parce que renvoie à un certain exotisme et un certain monde perdu, lointain dans l’angle moderniste qui pleure le désenchantement du monde… Avec cette histoire -qui est vraie, mais pas si originale que ça là-bas- j’ai une place dans la multitude des récits fondateurs qu’on doit créer et recréer ici.

Avec l’anthropologie j’ai appris à déconstruire les notions, que tout est construit social, que tout peut être compris selon des dynamiques sociales et politiques d’après “la pensée courante”. Enfin, tout est politique.

Maintenant parlant de Hochelaga, terre des âmes, film provocateur et “dark” qui suscite des réactions diverses. Pour ma part, je veux oser voir ce film comme un ensemble de récits sur la vie de certains individus et pas strictement comme un des mythes/récits fondateurs de Montréal. Parce que ça correspond plus à l’esprit de Montréal, enfin comme je le vois…

Une de premières impressions que j’ai eu sur Montréal est que c’est une ville très ouverte, mais qui n’a pas de cœur central. Il y a toujours ce ressentiment que Montréal est une sorte d’îles isolées sur lesquelles vivent des personnes qui échangent deux façons de faire; la première est ancrée dans un mythe fondateur commun avec des personnes de notre race, couleur, langue maternelle et croyances, l’autre est plus générale qui a une langue soft et qui doit trouver des choses en commun pour pouvoir établir une communication. Donc, une façon horizontale d’un vrai ego “imagine” et reconfiguré d’urgence vis-à-vis d’un Autre à proximité, co-citoyen, et une autre façon verticale qui est hantée par trouver un alter ego en commun, une forme de coexistence et de reconnaissance réciproque dans une perspective imprégnée de ”politiquement correct”. J’ai appris à aimer Montréal comme ça, une ville ouverte sans être accessible dans sa totalité, une ville avec beaucoup de cœurs dans lesquels on peut épuiser un peu de compagnie, de plaisir et d’amitiés. Les vraies et dures chicanes de famille, qui constituent le sens même de famille, le centre, le noyau d’une unité me semble à éviter, mais c’est toujours correct, c’est une façon d’être aussi.

Je vois donc le film comme des récits des individus et pas forcément des récits chargés de symbolisme qui croisent un moment historique, et qui devraient/devront être documentés et rapportés. Je sais que c’est un peu absurde comme position, mais je crois à la place qu’il faut mieux avouer nos traumatismes silencieux qui nous hantent encore, tous, sans exception, de souche comme immigrants. Et ceci peut être un point de départ d’un certain bon récit collectif pour du vrai.

Pourtant, je dois dire que je ne crois pas aux récits fondateurs, même le mien. Mais je crois à son impact pour nous donner un sens, un ancrage dans un moment historique et un contexte collectif. Ça devrait être l’anthropologie!

Je pense aussi que le film a provoqué ces violences inavouées et refoulées auprès des individus, ceux-ci s’identifient à une histoire -ou une version d’histoire- sur le Québec, le Canada, le Nord d’Amérique ou le monde, que sais-je! C’est tout à fait normal, parce que des blessures sont encore fraiches, des comptes avec la violence et la colonisation ne sont pas encore réglés et ça touche les parents et les grands-parents directs, donc ce sont des histoires personnelles, des histoires de vrais individus. Et il faudrait peut-être voir Montréal comme ce collectif de récits -passés et présents- toujours en devenir.